Voix de Kabylie

Rédigé par Chiara Baietta 

Uh a weltma

a m-inigh lehḍuṛ querrḥen

Yiwen ur kem-ibgha

Asmi d-luleḍ i kem-ugaden

Kem d lbumba

Ma tecḍeḍ ar d-xnunsen

Wi llan si lǧiha-m yuyes

 

Leḥq-im yemḥa

Id am-t-iččan d atmaten

Tenziḍ s ṛṛexa

Sussq fran-t yergazen

Tefka ṛṛeḥba

Teffghed axxam s leḥzen

 

Wi llan si lǧiha-m yuyes

oh ma soeur!

j’ai à te dire des mots durs

Personne ne voulait de toi,

Depuis ta naissance l’on te craint

Tu es une bombe à retardement-

On se vautrerait si tu glissais

Ceux qui sont de ton coté sont désespérés.

 

Ton héritage est effacé,

englouti par tes propres frères

Tu as été vendue pour rien;

Marché conclu par le hommes

La procédure est close!

Tu as quitté, malheureuse, la Maison

 

Ceux qui sont de ton coté sont désespérés.



       C’est avec ces paroles que Lila se présente sur la scène du “Café des Langues” à Bibliothèque Georges Pérec. Pour elle, comme pour les autres participants, sa performance est le résultat de plusieurs séances de rencontres qui ont mêlé lecture, traduction, partage de langues et cultures. Le tout dans le but de valoriser les langues des Vaudais par des textes de leur choix, autour de la cuisine et des traditions culinaires de leur pays.

 

Ce texte, ce sont les paroles de “Weltma”, une chanson en kabyle chantée par le chanteur Idir pour dénoncer le statut inférieur de la femme dans sa société. Le texte retrace les moments clés de la vie d’une femme, et il montre que dans chacune de ces occasions c’est l’homme qui a le dessus sur elle. Il ne semble pas se contenter d’une dénonciation, il prend la place des femmes, en se positionnant dans leur champ.

     En présentant ce texte, Lila a tout de suite précisé qu’il était important pour elle de s’exprimer en langue kabyle et de pouvoir partager ses idées féministes. C’est pour elle une façon d’ajouter une dimension de réflexion au thème de la représentation, pour éviter de tomber dans le cliché d’une cuisine gérée uniquement par les femmes, comme si c’était leur "nature".

 

      Le 7 mars, quelques semaines après la représentation, nous nous rendons chez elle pour un entretien. Nous sommes curieux d’en savoir plus sur le choix de cette chanson, sur la langue et la culture kabyle, sur son expérience de femme en Algérie et en France…

 

      Lila connaît la chanson Weltma” depuis qu’elle est jeune, c’est une chanson qu’elle trouvait particulièrement touchante parce qu’elle lui permettait de “mettre des mots” sur une situation qu’elle observait au quotidien. Ce texte était pour elle encore plus fort du fait que son auteur était un homme. Weltma” permet ainsi d’aborder nombreux points centraux de la jeunesse de Lila.

      Le premier est la langue. Le kabyle est la langue maternelle de Lila, la langue dans laquelle se déroulaient les échanges quotidiens avec ses parents et surtout avec sa grand-mère. C’est pour elle une langue uniquement orale, une langue de la pratique. En Algérie, bien qu’une bonne partie de la population, comme sa grand-mère, ne parlait que kabyle, cette langue n’était pas valorisée ni utilisée dans la vie publique, qui mettait en avant l’unité du pays au dépens de ses différences internes. Ainsi à l’école, dans les rues d’Alger et avec ses amis, la langue kabyle laissait la place à l’arabe : la derdja (la langue de la rue) dans les contextes informels et l’arabe littéraire à l’écrit. A cela s’ajoute le français, langue apprise aussi à l’école et qui parfois, à la maison, s’alternait au kabyle lors de certaines discussions « intellectuelles » avec ses parents. La langue kabyle est donc pour elle intimement liée aux moments passés avec sa grand-mère, car c’est elle qui la lui a apprise et c’était avec elle qu’elle la parlait le plus.

      Sa grand mère est aussi en partie à l’origine de son féminisme : c’est en observant sa situation, en écoutant les épisodes d’une vie très dure et sa relation compliquée avec son mari, que Lila a commencé à élaborer une vision critique du rôle de la femme dans son pays. Sa grand-mère semble en effet incarner les traditions kabyles, y compris en ce qui concerne le rôle de la femme dans la famille et dans la société. Dans la famille de Lila les différences entre les sexes étaient moins marquées que ce qu’elles auraient pu être. Elle était considérée comme égale à son frère, même s’il avait plus de libertés pour sortir et si on confiait plus souvent les tâches ménagères à Lila.

 

 

Le féminisme et la fierté féminine ont toutefois pris une place importante dans sa vie, comme elle le raconte…


Vous savez, cette histoire que j’ai vis à vis de la femme, je me suis posé la question à un moment donné : pourquoi suis-je aussi féministe? Parce que ça a eu une influence même sur mon métier. J’ai fait des études d’ingénieur des travaux publics, dans ma promotion on était quatre filles sur 120 garçons. Dans ma culture c’était tellement évident que les garçons étaient plus forts que les filles, plus intelligents que les filles… Alors, j’ai fait ce qui ici s’appelait la filière C, on faisait beaucoup de maths, beaucoup de physique, et à la limite c’était pour me prouver que j’étais aussi capable que les garçons, mais vraiment… ça veut dire qu’on vous le dit tellement qu’à un moment donné vous vous dites : est-ce que c’est vraiment vrai? C’était pour voir si j’allais y arriver. Et pour tout raconter, j’ai fini major de promotion, c’est à dire : j’ai fini première ! Ah c’était une fierté ! Et le jour où je suis allée au ministère des travaux publics pour la remise des diplômes par le ministre, je me suis présentée en robe kabyle. J’ai conjugué toutes mes frustrations, c’est à dire que j’étais dans un pays où le kabyle était nié… je ne m’habillais pas en robe kabyle à l’école, et bien, ce jour là je suis allée en robe et j’étais très contente d’y aller en tant que femme et en femme kabyle et d’être la première de ma génération. Je me suis prouvé que je pouvais me considérer vraiment l’égal des garçons.”


        C’est avec ce riche bagage que Lila arrive en France, à Vaulx-en-Velin pour poursuivre ses études avec un doctorat à l’INSA de Lyon. Elle voyait la France, le pays de Simone de Beauvoir, comme une possibilité de s’affirmer en tant que femme. En arrivant elle s’est rendue compte de beaucoup d’habitudes que les femmes avaient ici, et auxquelles elle n’avait jamais pensé avant, comme, par exemple, s’allonger au soleil en maillot de bain au parc de Miribel ou se promener seule dans la rue le soir, le tout sans qu’elles soient importunées par des hommes. Petit à petit elle s’est toutefois aperçue que la libération des femmes en France était visible, se manifestait par des attitudes de surface, mais elle n’était pas encore vraiment ancrée dans les mentalités. C’est pour cette raison qu’elle a prêté particulièrement attention à l’éducation de ses deux filles et de son fils. Elle a par exemple essayé de demander à ses filles le moins d’aide possible dans les tâches ménagères. Ses filles sont aujourd’hui des jeunes adultes et elle est fière d’elles, des voyages qu’elles font et des opportunités qu’elles saisissent. Ses enfants ne parlent pas kabyle et le comprennent très peu : selon Lila c’est parce que la question de la transmission de la langue n’était pas centrale pour elle quand ils étaient petits, et elle ne semble pas le regretter. Au contraire, elle pense que c’était aussi une façon de protéger ses filles de la vision de la femme véhiculée par la société kabyle et par certaines expressions présentes dans le langage courant.

 

 

        Beaucoup d’années sont maintenant passés depuis que Lila a écouté Weltma pour la première fois, elle a franchi des nombreuses étapes de sa vie… Le long de ce parcours beaucoup de choses ont changé, y compris son identité : elle ne se considère plus seulement algérienne et kabyle, mais aussi pleinement française. Ses idées ont aussi évolué avec ses expériences, mais elle reste profondément convaincue de l’importance d’affirmer chaque jour, avec force, l’égalité entre femmes et hommes.